Par Solange Gasanganirwa et Mumbere E.Lubula
Introduction
Ce n’est point un secret pour personne ; les mesures arrêtées par les nations du monde pour limiter la propagation de la pandémie de Corona virus (ici après Covid-19) étaient drastiques et brusques. La fermeture des frontières, la distanciation physico-sociale, le lavage des mains, autant de mesures qui constituent un choc pour les populations enracinées dans les échanges interpersonnels. S’y adapter a été difficile à bien des égards, surtout au cours du premier variant de la pandémie. Dans certaines circonstances, ce choc a conduit à décider des actions ou des attitudes susceptibles d’exposer davantage au risque de contamination ou d’autres affects. C’est ce que révèle le cas de Titi (Il s’agit d’un pseudonyme), un jeune sans-emploi vivant à Goma loin de ses parents basés à Bukavu, et avec lequel nous nous étions entretenu le 10 octobre 2021. En février 2022, nous nous approché de son oncle paternel aux fins valider les premières données. Les données ainsi collectées en deux temps permettent de montrer qu’en période de pandémie le conflit entre les émotions et les règles édictées pour la gestion de la pandémie est par lui-même un facteur central de risque de contamination.
Le voyage de tous les risques au nom de de l’attachement familial
Titi est fils ainé d’une famille nombreuse. Lors de la première vague de la pandémie, il avait vécu le confinement comme un cauchemar. Alors que ses parents, vivant à Bukavu, venaient de contracter la covid-19, sans qu’il soit informé qu’il s’agissait bien de covid-19, il ne pouvait pas se déplacer pour les assister, sinon par un mode de transport qui l’exposait à plus de risques. Titi témoigne :
« Papa m’avait téléphoné pour m’informer qu’il ne se sentait pas bien et qu’il était déjà hospitalisé. Il ne m’avait pas dit de quoi il souffrait exactement. J’avais ainsi résolu de retourner dare-dare à Bukavu pour l’assister, comme c’est moi le fils ainé de ma famille »
Il existe quatre voies pour atteindre Bukavu à partir de Goma. Une première, c’est la voie lacustre ; elle consiste en la traversée en près de 5 heures du Nord au Sud du lac Kivu sur les bords duquel les deux villes sont érigées, Goma au Nord et Bukavu au Sud. La deuxième, elle aussi nationale que la première, est terrestre. Elle est plus longue (plus ou moins 8 heures) et périlleuse comme la route n’est pas, à plusieurs endroits, carrossable et sécurisée. La troisième, terrestre aussi, consiste à traverser le Rwanda par sa bande occidentale le long du lac Kivu, notamment en joignant Gisenyi, ville voisine de Goma, à Kamembe, ville voisine de Bukavu. Celle-ci est asphaltée et bien sécurisée et dure plus ou moins 4 heures. La dernière est la voie aérienne.
« Lors de la première vague, le trafic entre Goma et Bukavu avait été suspendu, que ça soit par le lac, par le Rwanda ou par avion. Même sur la voie terrestre nationale, seuls les taxi-motos opéraient, s’offrant à des risques de diverses natures : kidnapping, accident de circulation, ou même la contamination. D’ailleurs, même les trafics sur cette voie étaient aussi suspendus ; nous avions donné à Titi un peu plus d’argent pour qu’il arrive à soudoyer les policiers et ainsi passer les barrières opportunistes que ces derniers avaient érigées par-ci par-là sur cette voie. »
révèle un oncle paternel de Titi, rencontré à Goma.
Titi est désemparé en apprenant la maladie de ses parents en cette période de pandémie, car il ne peut aisément se déplacer pour être à leur chevet. Tiraillé entre un fort besoin d’assister ses parents malades et face à la sérieuse difficulté de se déplacer, il se résout, quatre jours après avoir reçu la nouvelle sur la maladie de ses deux parents, d’enfreindre le protocole sanitaire officiellement établi. Il voyage par taxi-moto, par la voie la moins rassurante aussi bien sur le plan sécuritaire que sanitaire. C’est l’unique choix qu’il avait. Pour ce voyage, au départ comme à l’arrivée, ni le taximan ni le voyageur, personne ne devait procéder au test de dépistage de Covid-19. Ce test n’est pas obligatoire pour les usagers de ce mode de transport. Tout est comme si l’Etat ignore que la Covid-19 concerne les usagers du transport par moto autant que les usagers des bateaux, des voitures et des avions, ou s’il est frileux de soumettre les moto-taximans à des restrictions par peur de leur traditionnelle tendance à la violence en conséquence d’une initiative d’encadrement de leur activité.
S’il est vrai que Titi est arrivé sans heurt à Bukavu, il n’est pas certain qu’il ne pouvait pas contracter la covid-19 en cours de route :
« En fait, nous dit-il, comme le voyage est trop long, à un moment donné, le taximan et moi-même étions arrivés à descendre nos masques faciaux et libérer nos nez pour bien respirer. J’avais conscience du risque de contagion qui me guettait mais je ne pouvais faire autrement étant donné le pressent besoin de respirer normalement après quelque trois heures de voyage. »
A son arrivée à Bukavu, Titi n’est pas soumis au test de dépistage. C’est normal, rien n’est prévu pour l’y contraindre. Comme tel, il pouvait aussi être à la base d’une contamination en chaine d’autres membres de sa famille s’il était arrivé à contracter la maladie au cours de son voyage.
« Comment pouvais-je aller me faire dépister avant d’entrer en contact avec les membres de ma famille. Je n’en avais pas la volonté, je n’avais pas non plus d’argent pour cela ; je m’étais juste lavé les mains au savon ! »
Au demeurant, il faut préciser qu’à l’époque, le dépistage relevait du seul INRB basé à Kinshasa. L’analyse des échantillons était centralisée. Les échantillons prélevés en province devraient être expédiés à Kinshasa pour analyse. Les résultats devraient arriver à Goma, après deux semaines. Suffisant pour que la personne décède avant que le diagnostic ne soit précisé. Il n’en reste pas moins que la maladie, elle-même, inspirait de la peur. On avait peur de se dévoiler. Quiconque pouvait avoir même une simple toux devait se cacher pour ne pas être isolé et mourir ensuite. « Certains malades mouraient sous les yeux impuissants des médecins, avant même qu’ils puissent recevoir les résultats de test. »
Plus tard, il entre en contact avec les deux parents, sans aucune information sur le soupçon de leur contamination, comme si la Covid-19 n’est qu’une histoire banale ou un sujet tabou.
Mourir par empathie ou par ignorance : le sort de la mère de Titi
Il était connu que la mère de Titi souffrait de manière chronique du mal de cœur (Titi n’est pas parvenu à préciser le nom de la maladie chronique dont souffrait sa mère); elle ne se plaignait pas d’aucun autre malaise. Lorsque son mari tombe malade, elle décide tout naturellement de l’accompagner à l’hôpital et de rester à son chevet. Elle est donc restée en contact direct avec son mari qui présentait déjà les signes de la Covid-19, sans qu’elle ne s’en persuade elle-même évidemment. De manière générale, le doute sur l’existence de cette pandémie est la règle dans l’imaginaire collectif de la population de Bukavu, en ce début de la pandémie.
Deux jours après l’hospitalisation de son mari, la mère de Titi éprouve des malaises inhabituels, mais son mari et elle-même décident de concert qu’elle retourne à la maison étant donné que son habituel fragile état de santé ne pouvait s’accommoder de conditions difficiles de l’hôpital en cette période particulière. Ni le mari ni l’épouse n’accorde d’attention à ce nouveau type de malaises. Seule la maladie chronique les préoccupe, ils en connaissent l’histoire, ils en sont idolâtres au point d’ignorer la nouvelle maladie, sa gravité aussi.
« Sans aucune opposition ou contre-proposition des médecins, maman était retournée auprès de ses enfants, à la maison. Mais, deux jours après, elle avait présenté d’autres signes dont la difficulté de respirer. Comme beaucoup, Maman se méfiait de covid-19, mes parents le qualifiait de maladie des blancs, »
déclare Titi.
Manifestement, Titi aurait aimé que les médecins empêchent sa maman de retourner à la maison, il avait perdu de vue que tel n’est pas le rôle du soignant surtout pour une garde-malade. Par ailleurs, dans un contexte de refus généralisé de l’existence de la maladie, la mère de Titi n’avait pas pu penser à procéder au diagnostic avant de quitter l’hôpital pour la maison. Comme la mère de Titi était au chevet de son mari, un cas suspect, sans se protéger, le personnel soignant aurait pu tout aussi l’empêcher de retourner à la maison, et la prendre en charge directement. « Mais comment pouvaient-ils y penser si tant est vrai que les résultats du test de dépistage pouvaient se faire attendre pendant des longues journées dans cet hôpital public ? » s’interroge Titi.
Par empathie envers son mari, elle a contracté la Covid-19, et par idolâtrie vis-à-vis de sa maladie chroniques, elle a ignoré sa vulnérabilité par rapport à la Covid-19 ; elle en avait développé les signes graves et en avait décédé. Aussi, l’empathie et l’ignorance ont – elles concouru au rejet de la grave réalité qu’est la Covid-19.
L’indécision des soignants : expression de l’ignorance ou peur de l’inconnue
Par rapport à l’histoire de la contamination de la mère de Titi, l’on peut légitimement se demander pourquoi le personnel soignant n’avait pas pu la retenir à l’hôpital, elle qui était constamment restée au chevet d’un cas très suspect, son mari. Elle aurait dû être soumise au test de dépistage et, le cas échéant, bénéficier des conseils du personnel soignant quant à la conduite à tenir. En période de pandémie, tout le monde est mis en alerte, le personnel soignant en premier, surtout pour la sensibilisation. « J’avais l’impression que même les médecins avaient peur ; qu’ils avaient du mal à prendre des décisions, même les plus simples, au sujet des patients vulnérables à la pandémie », note Titi.
La peur des soignants était d’autant plus fondée que les résultats de tests prenaient beaucoup de temps. « Les médecins étaient face à une nouvelle pandémie, après ebola ; sans en avoir suffisamment d’information ni expérience. Ils ne savaient pas comment s’y prendre », précise l’oncle paternel de Titi. Par ailleurs, la polémique qui s’était construite au sujet du protocole du traitement et l’insuffisance des kits de tests dans les hôpitaux sont d’autres raisons justificatives de la peur au sein du personnel soignant.
Tout ignorante de son statut sérologique, la mère de Titi était retournée à la maison, exposant même sa maisonnée au risque de manière inconsciente. N’ayant pas été testé, elle ne pouvait s’imaginer qu’elle était, elle-même, un risque pour beaucoup, ses enfants en premier.
L’hôpital : source d’espérance ou creuset du traumatisme pour les malades et leurs familles ?
Dès son retour à l’hôpital, la mère de Titi était immédiatement admise aux soins intensifs. Pendant ce temps, son père agonisait pour sa part aux urgences. « Là-bas (aux urgences), papa partageait une bombonne d’oxygène avec un autre malade et je me demandais si cela était commode pour un malade, comme mon père, dont la quantité d’oxygène dans le sang fluctuait à tout moment. » relate Titi avant d’ajouter « pendant ce temps, les résultats du test Covid-19 se faisait attendre pendant des longues heures en même temps que des corps inertes traversaient la salle d’urgence pour la morgue toutes les cinq minutes. C’était traumatisant, ça reste traumatisant pour moi ! », conclut-il, le visage entre ses deux paumes de mains, comme pour cacher ses larmes.